XVI
UN HOMME COURT A SA PERTE

Le contre-amiral Sir Evelyn Christie se leva de derrière sa table encombrée de dossiers et se pencha pour tendre la main.

— Bienvenue, fit-il en montrant à son hôte une chaise, cela trie fait plaisir de vous revoir.

Bolitho alla s’asseoir tandis que l’amiral se dirigeait vers le balcon de poupe. Il faisait une chaleur étouffante et, en débit de la brise qui soufflait sur Sandy Hook, l’air pesait comme une chape de plomb dans la grand-chambre du vaisseau amiral.

— Je suis désolé de vous avoir gardé si longtemps, continua Christie sans prendre de gants, mais la haute politique n’est pas un sujet pour un jeune commandant – il se mit à sourire. Votre courage ne fait pas de doute, mais à New York ils aimeraient vous dévorer vivant.

Bolitho essayait de se détendre un peu. Pendant les trois jours qui avaient suivi son arrivée au mouillage, il avait été de facto consigné à bord. Une fois son rapport remis à bord de l’amiral et les blessés débarqués pour recevoir des soins à terre, on ne lui avait guère laissé de doute sur son sort. À vrai dire, personne ne lui avait rien interdit formellement, mais l’officier de garde lui avait signifié que sa présence à bord semblait de l’intérêt de tous jusqu’à ce que l’amiral en décidât autrement.

— Si j’ai commis une erreur, amiral, commença-t-il…

Christie le fixait sans rien montrer.

— Une erreur ? Mais c’est exactement le contraire. Cependant, vous avez lâché un joli renard dans le poulailler – il haussa les épaules. Je ne vous ai pas fait venir à mon bord pour vous apprendre ce que vous savez déjà. La capture de ce brick, Les Cinq-Sœurs, les documents que vous avez saisis avant que le patron ait eu le temps de les détruire, voilà qui a beaucoup plus d’importance que les petits désagréments que vous causez à tel ou tel.

— Merci, amiral.

Il ne savait pourtant toujours pas où Christie voulait exactement en venir.

— Il paraît maintenant assez évident que le patron de ce brick, un certain Matthew Crozier, avait l’intention de transmettre des renseignements, soit à un bâtiment ennemi, soit à quelque espion qui l’attendait sur la côte. Cela expliquerait qu’il se soit retrouvé aussi loin de sa route, et la fausse excuse qu’il a inventée avec cette histoire de frégate espagnole. Mais le but réel de la mission qui était la sienne ne fait pas de doute. Il devait profiter de sa traversée vers la Jamaïque pour porter un message au comte de Grasse, à la Martinique. Mes collaborateurs ont examiné ses documents dans le détail.

Il fixait toujours Bolitho.

— Ils y ont trouvé tout le détail de nos défenses, la liste de tous les bâtiments de guerre disponibles, chaque point de déploiement, à terre comme en mer, y compris l’état des forces de Cornwallis.

Il prit l’un de ces documents et l’examina longuement.

— Quoi qu’il en soit, ce sera une année à marquer d’une pierre blanche.

Bolitho, mal à l’aise, se tortillait dans son siège.

— Mais comment un corsaire comme Crozier a-t-il bien pu réussir à obtenir une lettre de commandement des Britanniques ?

Christie eut un sourire amer.

— Il était propriétaire de ce brick. Visiblement, le navire a été acheté par les gens de son camp. L’équipage avait été choisi aux petits oignons, un ramassis d’hommes cueillis dans une douzaine de ports et autant de nations. Quand on manque à ce point de petits bâtiments, il n’est guère difficile de tromper son monde. Et il semble bien que, même lorsqu’il était en mission officielle, il se livrait à la contrebande.

Il se détourna, les épaules raidies.

— Et cette contrebande, il la pratiquait essentiellement au profit de ceux qui détiennent le pouvoir à New York !

— Puis-je vous demander si tous ces gens seront sanctionnés ?

Christie se retourna en haussant les épaules.

— Si vous voulez parler du général Blundell, soyez sûr qu’il va quitter les lieux sans tarder. Et pour la suite, je suis tout aussi certain qu’il se fera tirer d’affaire par ses puissantes relations à Londres. L’éloignement et le temps sont d’un grand secours pour qui est coupable. Quant aux autres, ils vont certainement terminer contre un mur, et j’ai même entendu dire que le commandement militaire avait l’intention d’utiliser vos découvertes pour se débarrasser, au moins en partie, de quelques parasites qui vivent depuis trop longtemps à ses frais.

Il sourit en voyant la tête de Bolitho.

— Versez-nous donc un peu de madère, cela nous fera du bien à tous les deux.

Mais il continua sa tirade sur le même ton :

— L’amiral Graves est enchanté de vos services. Il a dépêché le Lucifer à Antigua, afin d’informer l’amiral Rodney de la situation. Des patrouilles ont été envoyées devant Newport pour surveiller l’escadre de De Barras, encore que, comme vous ne l’ignorez pas, il soit assez difficile de savoir ce qui se passe là-bas. En fait, tout est fait pour utiliser au mieux les forces permettant de prévoir de quel côté le tigre va bondir.

Il prit un verre de la main de Bolitho et lui demanda :

— Et l’Hirondelle, les réparations avancent ?

Bolitho répondit d’un signe – il n’était pas facile de suivre ce petit amiral.

— Mon charpentier a pratiquement terminé de remettre en état le passavant et…

Christie fit signe qu’il avait compris.

— Quoi qu’il en soit, c’est le genre de chose qui peut être terminé en mer. Je veux que vous fassiez un plein complet, au moins pour trois mois. Mon capitaine de pavillon est à votre disposition, il pourra même vous trouver des hommes pour remplacer ceux que vous avez perdus au combat. J’ai renvoyé le Héron dans le sud, mais les autres patrouilles sont beaucoup trop éparses à mon goût.

J’ai besoin de tous les bâtiments disponibles, surtout dans le genre du vôtre… – il sourit – … et j’ai besoin de vous.

— Merci, amiral – il posa son verre. Je retourne à Newport ?

L’amiral fit non de la tête, ajoutant :

— Vous allez rejoindre Farr et son Héron.

— Mais, amiral, je croyais que vous aviez besoin de bâtiments pour surveiller de Barras ?

Christie prit son verre et fit semblant de l’examiner avec le plus grand soin.

— Je vous enverrai peut-être là-bas, plus tard. Mais, pour le moment, je veux vous expédier hors de Sandy Hook, loin de tous ceux qui veulent vous abattre. Comme je vous l’ai expliqué, vous n’êtes pas fait pour les jeux tordus de la politique.

— Je suis prêt à courir ce risque, amiral.

— Mais pas moi !

Christie avait repris son ton cassant, comme lors de la Cour martiale réunie dans cette même chambre.

— Pour vous, votre bâtiment et sa conduite sont les seules choses qui comptent. Mais moi je dois voir les choses de plus loin, et mes supérieurs, d’encore plus haut. Si nous pensons que la meilleure solution consiste à vous envoyer commander ma meilleure escadre contre de Barras, vous irez. Et si votre bâtiment doit être sacrifié comme un appât attaché à un piquet, eh bien, vous en recevrez l’ordre !

Il se calma soudain.

— Pardonnez-moi, je me suis laissé entraîner trop loin, je suis impardonnable.

Il balaya ses cartes d’un large geste de la main.

— L’ennemi est puissant, mais pas au point d’attaquer où cela lui chante. Il peut encore s’en prendre à New York car, sans cette ville, nous ne pourrons plus prétendre au contrôle de l’Amérique. Il peut aussi se tourner contre l’armée du général Cornwallis car, sans elle, nous n’existons plus. Mais de toute manière il y aura une bataille, et je crois qu’une bataille navale décidera du cours de l’histoire pour des années.

Ils entendirent des bruits de pas au-dessus d’eux, Bolitho distingua des ordres aboyés, des raclements de palans et de poulies.

Même ce vieux Parthian se préparait à appareiller, afin de montrer qu’il était prêt à tout.

— Quand dois-je attendre mes ordres, amiral ? demanda Bolitho en se levant.

— Avant le coucher du soleil. Je vous conseille de laisser provisoirement de côté vos, euh… vos intérêts – il leva la main. Le cœur est certes digne de considération, mais je préférerais que vous utilisiez votre cerveau.

Bolitho sortit au soleil, l’esprit tout occupé de ce que Christie venait de lui dire, sans parler de l’implicite. C’était trop injuste. Un marin restait près de sa pièce jusqu’à ce qu’il s’entendît dire de faire autrement. Ou bien il s’élançait dans les hauts au beau milieu d’une tempête, gelé par les embruns glacés, terrorisé. Mais il obéissait. C’était dans la nature des choses, c’est du moins ainsi que Bolitho avait été élevé. Jusqu’à ce jour.

Et pourtant, des gens comme Blundell ignoraient superbement ce genre de subtilités. Ils pouvaient, et ils ne s’en privaient pas, utiliser leur autorité à leur profit, alors que leur pays se battait pour survivre. Dans ces conditions, point n’était besoin de se demander comment des Crozier prospéraient et abattaient plus de besogne qu’une armée d’espions entretenus. Crozier avait fait son devoir, de la seule manière qu’il connût. Et, en ignorant ce que cela impliquait, Blundell avait commis ce qui ressemblait fort à une trahison.

Bolitho, soudain pris d’une sourde anxiété, se pencha à la coupée pour chercher des yeux son canot. Pourquoi n’avait-il rien dit à Christie de la présence de Crozier chez Blundell ? Le chef de conspiration aurait été clairement établi s’il lui avait livré cet élément important de l’affaire. Il jura intérieurement et fit signe à Stockdale d’approcher.

Quel idiot, mais quel idiot ! Il aurait dû en parler de lui-même à Susannah, au moins pour lui donner le temps de prendre ses distances vis-à-vis de son oncle.

Le capitaine de pavillon vint le rejoindre à la coupée.

— J’ai fait envoyer des citernes vers l’Hirondelle, une autre allège sera le long du bord d’ici une heure. Si vos gens ont besoin de quoi que ce soit, soyez sûr que vous l’obtiendrez avant le crépuscule.

Bolitho le regardait d’un œil perplexe. Tant de calme assurance chez cet homme qui n’avait pas seulement la responsabilité de son bâtiment, mais devait en outre supporter les fantaisies d’un amiral à son bord ! Et par-dessus le marché, il devait s’occuper de chaque homme, de chaque bâtiment de l’escadre. Bolitho était tout surpris de cette découverte, comme il l’avait été en voyant les cartes de Christie sur la table de sa chambre. Pour tous sauf pour lui-même, l’Hirondelle n’était jamais qu’un petit pion sur un échiquier beaucoup plus vaste.

Il ôta sa coiffure tandis que les sifflets rayonnaient et passa devant les baïonnettes qui brillaient au soleil. Tout le temps que mit le canot pour le ramener à son bord, il ne dit pas un mot et, pour une fois, Stockdale choisit de le laisser tranquille.

Il était dans sa chambre avec Lock, occupé à examiner le dernier état des vivres, lorsque Graves arriva pour lui annoncer l’arrivée d’une nouvelle citerne.

Tandis que le commis partait vérifier les tonneaux avant qu’on les portât en cale, Bolitho s’ouvrit à Graves :

— Je me disais qu’il faudrait que nous ayons une petite explication, monsieur Graves.

Il vit le lieutenant se raidir, agripper sa veste des deux mains. Pauvre Graves, il avait l’air d’un vieillard, le hâle ne parvenait même pas à cacher les cernes sous ses yeux, les rides amères qui marquaient ses commissures. Comment faisait-on pour demander à un officier s’il était un lâche ?

— Quelque chose vous tourmente-t-il ? continua Bolitho.

Graves avait du mal à respirer.

— Mon père est mort, monsieur, cela fait quelques semaines déjà, mais je viens seulement de l’apprendre par lettre.

— J’en suis désolé, monsieur Graves – Bolitho le regardait d’un œil nouveau, plein de compassion. C’est quelque chose de dur à supporter, surtout lorsqu’on est loin.

— En effet – Graves n’avait même pas cillé. Il était, euh, il était malade depuis longtemps.

La porte s’ouvrit à toute volée et Tyrrell fit irruption en boitant à grand bruit. Sans même se rendre compte de la présence de Graves, il s’exclama :

— Seigneur, commandant, j’ai des nouvelles !

Il se pencha sur la table, incapable de maîtriser sa joie.

— Ma sœur ! Elle est en vie, j’ai rencontré un homme qui était trappeur dans le temps. Il m’a dit qu’elle vivait chez notre oncle, à vingt milles au nord de notre ferme.

Il souriait de toutes ses dents.

— Vivante ! Elle est vivante ! Je n’arrive pas à le croire, j’ai l’impression de rêver !

Il se retourna, comme s’il voyait enfin Graves.

— Oh, je suis désolé ! Mais je suis tellement content que je me suis oublié !

Graves l’observait froidement, les doigts convulsivement serrés sur le tissu de sa veste.

— Mais qu’y a-t-il donc ? lui demanda Tyrrell, vous êtes malade, quelque chose ne va pas ?

— Il faut que j’y aille, murmura Graves, je vous prie de m’excuser, monsieur.

Et il sortit en courant presque.

Bolitho se leva.

— Voilà de bonnes nouvelles, Jethro – il fixait la porte. Mais j’ai peur que Graves n’en ait appris de moins réjouissantes. Son père.

Tyrrell poussa un grand soupir.

— Je suis désolé, je croyais que c’était ce que j’avais dit qui…

— Oui ?…

Tyrrell haussa les épaules.

— Peu importe. Il a eu des espérances dans le temps, il aurait bien aimé courtiser ma sœur – il souriait en évoquant ces souvenirs du temps passé, Mais cela semble tellement loin, à présent.

Bolitho essayait de chasser cette vision de Graves de son esprit.

— Un jour, vous reverrez votre sœur. J’en suis très heureux pour vous.

Tyrrell hochait la tête, l’air rêveur.

— Oui, un jour. C’est vrai, je me sens moins seul.

L’aspirant Fowler se pencha par-dessus l’hiloire et se découvrit.

— Le patron de la citerne a déposé cette lettre pour vous, monsieur – il zozotait mieux que jamais. Il a insisté pour que je vous la remette en personne.

— Merci.

Bolitho tenait le pli entre ses doigts. Il ressemblait à celui qu’il avait enfermé dans son coffre. La suscription était de sa main à elle.

Il l’ouvrit d’un geste vif.

— Je descends à terre pour une heure, peut-être un peu plus. Faites préparer mon canot.

Fowler courut hors de la chambre pour rappeler l’armement.

— Est-ce bien sage, monsieur ? lui demanda posément Tyrrell.

— Mais que diable voulez-vous dire ?

Bolitho était totalement pris de court par sa question.

— J’ai rencontré plusieurs personnes en allant à terre commander du cordage, fit Tyrrell, le front soucieux. Tout New York est au courant de ce que vous venez de faire. La majorité est ravie que vous ayez démasqué des traîtres. Mais d’autres pensent que vous courez un réel danger tant que vous restez ici. La ville est remplie de gens qui tremblent dans leur lit et se demandent ce que vous avez vraiment découvert en attendant que les soldats viennent frapper à leur porte.

Bolitho baissa les yeux.

— Pardonnez-moi, je me suis mis en colère. Mais ne craignez rien, je n’ai pas l’intention d’aller jouer les fanfarons.

Tyrrell le regarda ramasser son chapeau et pester en attendant que Fitch eût fini d’ajuster son ceinturon.

— Je serai plus tranquille lorsque nous serons en mer, fit-il seulement.

Bolitho se dépêcha de sortir.

— Eh bien, ce sera pour ce soir, cher ami qui avez si peur pour moi. Remuez-vous donc un peu et allez surveiller le ravitaillement !

Il sourit en voyant son air inquiet :

— Toutefois, faites attention, il y a peut-être un assassin caché dans un tonneau de bœuf !

Tyrrell le regarda quitter son bord mais resta longuement à la coupée, en dépit du soleil et de sa jambe qui le faisait souffrir.

 

Une petite voiture attendait Bolitho au bout de la jetée. Le véhicule, assez modeste, n’avait rien à voir avec l’équipage qui l’avait conduit à la résidence du général. Le cocher était toujours le même noir et, dès que Bolitho fut monté, il fit claquer son fouet et mit les chevaux au trot.

Par une enfilade de ruelles étroites, ils débouchèrent enfin sur une large avenue tranquille bordée de maisons assez décrépies. La plupart semblaient occupées par des réfugiés. Les bâtiments avaient perdu leurs belles façades, les jardins étaient devenus des dépotoirs où s’entassaient de vieilles caisses ou des voitures déglinguées. Des femmes et des enfants observaient le spectacle de leurs fenêtres. Tous avaient l’air de gens déracinés qui n’avaient trop rien à faire, si ce n’est attendre en espérant des jours meilleurs.

La voiture s’engagea finalement entre les montants branlants d’un vieux portail et prit la direction d’une maison. La demeure était vide, les fenêtres bâillaient au soleil comme de grands yeux vides.

Il se rappela soudain l’avertissement de Tyrrell, mais aperçut, au moment même où la voiture s’arrêtait, la jeune fille qui l’attendait près de la maison. Sa robe se reflétait dans l’eau d’un bassin partiellement caché sous les herbes.

Il se précipita vers elle, le cœur battant au rythme de ses pas.

— Je suis venu aussi vite que j’ai pu ! – il lui prit les mains et les contempla fiévreusement. Mais pourquoi devions-nous nous voir ici ?

Elle secoua la tête avec un joli mouvement de cheveux, celui-là même dont il avait rêvé pendant toutes ces semaines d’absence.

— C’est mieux ainsi : je ne peux pas supporter d’être épiée, ces ragots derrière mon dos – elle était un peu émue. Mais rentrons, il faut que je vous parle.

Leurs pas résonnaient sur le plancher nu. La maison avait dû être belle, même si le plâtre se détachait par endroits des murs que couvraient les toiles d’araignée.

La jeune fille s’arrêta près d’une fenêtre.

— Mon oncle est en fâcheuse posture, mais je suppose que vous êtes au courant. Il s’est peut-être conduit bêtement, mais guère plus que bien d’autres.

Bolitho glissa la main sous son bras.

— Je ne veux pas être impliqué dans cette affaire, Susannah.

Cette insistance, le fait qu’il l’eût appelée par son prénom, tout cela fit qu’elle se tourna vers lui :

— Mais moi, je le suis, impliquée, comme vous dites.

— Non. Ces histoires de contrebande, et le reste, vous êtes en dehors de tout cela. Personne ne croirait le contraire.

Elle le regardait dans les yeux.

— Ceci importe peu. En revanche, le moindre indice qu’il ait trahi entraînera la perte de mon oncle et de tous ses proches – elle lui prit le bras. Cet homme, Crozier, avez-vous parlé de sa présence chez nous ? S’il vous plaît, je dois savoir. Car, si vous n’avez rien dit, les choses se présentent de manière beaucoup plus favorable.

Bolitho détourna les yeux.

— Croyez-moi, je peux au moins vous épargner cela. Votre oncle va être renvoyé en Angleterre, mais je ne vois pas de raison pour que vous ne puissiez demeurer ici.

— Ici ? – elle se dégagea. Mais à quoi cela servirait-il ?

— Je… j’ai pensé,… cela pourrait vous laisser le temps de devenir ma femme.

Les mots résonnaient dans la grande pièce vide, comme pour le tourner en dérision.

— Vous épouser ? – elle repoussa d’un geste brusque une mèche qui la gênait. Voilà à quoi vous avez songé ?

— Oui, j’avais des raisons de pouvoir l’espérer – il la fixait, l’air navré. Vous-même m’avez laissé entendre que…

— Je ne vous ai jamais laissé entendre quoi que ce soit, commandant, répliqua-t-elle sèchement ! Si les choses avaient tourné comme je l’avais prévu, alors, peut-être…

— Mais, insista-t-il, cela ne change rien en ce qui nous concerne.

Elle poursuivit comme si elle n’avait pas entendu :

— Je pensais sincèrement qu’avec l’aide de mes amis vous pourriez un jour devenir quelqu’un, que sais-je, jouer un rôle à Londres, peut-être même obtenir un siège au parlement. Tout est possible avec de la volonté.

Elle le regarda droit dans les yeux :

— Mais croyez-vous vraiment que j’aie envie d’épouser un officier de marine ? De passer mes journées à attendre que votre bâtiment vienne jeter l’ancre ? Il y a d’autres existences moins pitoyables que celles de votre Marine, monsieur le commandant !

— C’est pourtant ma vie.

Il avait l’impression que les murs se refermaient sur lui, il n’arrivait plus à respirer, il se noyait.

« Le chemin du devoir. » Elle s’approcha de la fenêtre pour regarder la voiture.

— Vous avez été fou de croire que je pourrais partager ce genre d’existence, et la vôtre deviendra encore pire si vous persistez à vous conduire ainsi !

Lorsqu’elle se retourna, ses yeux lançaient des éclairs.

— Il y a mieux à faire dans la vie que poursuivre de malheureux contrebandiers au nom du roi !

— Je n’ai pas dit que Crozier était chez votre oncle, intervint Bolitho. Mais il est certain que cela apparaîtra au grand jour lorsque les autorités auront terminé leur enquête.

Il conclut d’un ton amer :

— Les rats finissent toujours par se dévorer entre eux lorsqu’il n’y a plus rien à manger !

Elle respira lentement, une main posée sous son cœur.

— Restez ici encore quelques minutes, le temps que je reprenne ma voiture. Je n’ai pas envie qu’on me voie ici.

Bolitho tendit les bras, les laissa retomber. Il avait perdu, et depuis plus longtemps qu’il ne pensait.

Elle était debout dans un rai de lumière où brillait un peu de poussière, Ses yeux mauves le tenaient à distance. S’il avait trouvé les mots pour la retenir, il les aurait dits.

— Vous êtes quelqu’un de bien étrange, conclut-elle en se dirigeant vers la porte, mais je ne vous vois aucun avenir.

Elle disparut, le bruit de ses pas s’estompa progressivement dans l’escalier, il était seul.

Plus tard, il ne réussit pas à se rappeler combien de temps il avait pu rester ainsi. Quelques minutes ? Une heure ? Quand il finit par redescendre l’escalier pour regagner le jardin envahi de mauvaises herbes, la voiture n’était plus là. Il s’avança vers le bassin et resta à contempler l’image que lui renvoyait l’eau.

S’il avait ressenti de la colère ou de l’effroi, n’importe quel sentiment connu, il aurait su quoi faire. Il n’éprouvait pas même une ombre de ressentiment, elle l’avait rejeté avec aussi peu d’égards que si elle avait chassé une domestique.

Il entendit un bruit de pas sur une pierre et se retourna. Quatre hommes vêtus de sombre étaient alignés contre les buissons.

— Du calme, commandant !

L’un d’eux avait dégainé son sabre, les autres étaient armés jusqu’aux dents.

— Laissez-vous faire, vous n’avez aucune chance !

Bolitho recula lentement jusqu’au bassin, la main sur la garde.

L’un des hommes se mit à ricaner :

— Ouais, c’est ben vrai, capitaine. Ça s’rait pas mal pour cacher vot’cadavre quand on aura fini avec vous. Vous en pensez quoi, les gars ?

Bolitho ne faisait pas un geste, il était inutile de discuter. Il s’agissait visiblement de sicaires, de professionnels qui tuaient pour de l’argent sans se soucier de ce que cela risquait de leur coûter. Il se sentait soudain très calme, comme si leur arrivée avait dissipé son désespoir.

— Alors, j’en emmènerai deux avec moi !

Il dégaina et attendit l’attaque. Deux de ses adversaires possédaient des pistolets, mais il y avait sans doute des patrouilles de l’armée à proximité et un coup de feu les alerterait.

Le duel s’engagea, le sourire de celui qui semblait être leur chef s’effaça vite. Les lames s’entrechoquaient. Bolitho se courba pour éviter un homme qui l’attaquait à la gorge, riposta d’un coup de sabre et lui fendit le visage. L’homme tomba dans un buisson en poussant un grand cri.

— Le diable t’emporte, salopard !

Un autre lui fonça dessus et réussit à tromper la garde de Bolitho. Mais le sabre buta sur sa boucle de ceinturon et il réussit à repousser l’assaillant du pommeau et à lui décocher un tel coup dans la mâchoire qu’il manqua en lâcher son arme.

Il ressentit soudain une vive douleur, le jardin se brouillait à sa vue. Le choc qu’il venait de recevoir au front, c’était une pierre jetée à toute force. Il donna un grand coup de sabre dans le vide, provoquant de grands rires :

— Allez, c’est le moment ! Mets-y un grand coup dans le ventre !

Des bruits de pas dans les fourrés ; quelqu’un le poussait de côté, un homme en vareuse bleu marine qui criait :

— Sus à eux, les gars ! Dégagez-moi tout ça !

Les sabres faisaient des étincelles, un corps roula dans le bassin, le sang se répandit à la surface comme une traînée d’herbes rougeâtres.

Bolitho bondit sur ses pieds. Heyward et Tyrrell bousculaient les deux agresseurs, les chassant vers la maison. Dalkeith se tenait un peu plus loin, ses deux magnifiques pistolets à la main.

Heyward laissa son adversaire tomber sur les genoux et fit un bond en arrière. L’homme s’affala en avant et ne bougea plus.

L’unique rescapé jeta son sabre en criant :

— Je demande quartier ! Quartier !

Tyrrell se tenait la jambe, il répondit brutalement :

— Pas de quartier !

Le fer pénétra dans la poitrine de l’homme et le cloua contre le mur. Il resta là pendant ce qui leur parut une éternité avant de s’écrouler près de son compagnon.

Tyrrell essuya sa lame et revint en boitillant près de Bolitho.

— Ça ira, commandant ? – il se pencha pour le soutenir. Il était temps, non ?

Heyward passa par-dessus l’un des cadavres.

— On dirait que quelqu’un vous en voulait, monsieur ?

Bolitho allait de l’un à l’autre, bouleversé.

— Vous voyez, fit Tyrrell en lui souriant, j’avais raison !

Bolitho hochait la tête. « Quelqu’un vous en voulait. » Mais le pire n’était pas là. Elle l’avait su, elle savait qu’il courait un grand danger et elle n’avait rien fait. Il jeta un regard au cadavre qui flottait dans le bassin.

— Que vous dire ? Comment trouver le mot juste ?

— Disons que c’était aussi pour Rupert Majendie, lui murmura Dalkeith.

Tyrrell passa le bras autour des frêles épaules de Heyward afin de trouver un appui.

— Allez, ça suffit comme ça – il se tourna vers Bolitho : Vous avez fait beaucoup pour nous. Et, sur l’Hirondelle, on prend soin des copains !

Là-dessus, ils reprirent le chemin de la mer.

 

Armé pour la guerre
titlepage.xhtml
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html